L’exposition Tailleur de fortune/Fortune Teller de Lucie Duval rassemble un corpus d’œuvres réalisées de 2006 à 2010, qui ont comme point commun l’usage du gant de travailleur, étant employé ici dans un sens tant littéral que métaphorique. Vêtements-sculptures grandeur humaine et photographies de gabarits vestimentaires estampillées de mots trompeurs (de la série Mainmises, 2006), projection vidéo d’un mannequin lors d’une séance de photo de mode jumelé à des images d’ouvriers au travail (Manipulation, 2008), lapins de petite et grande tailles réunis en groupe de deux ou trois (Joutes oratoires, Bonne fortune 2009-2010), ou suspendus à des carrousels en marche (Ka-rou-zèl, 2010) sont autant de déclinaisons formelles de cet objet-signe dont l’artiste extirpe de multiples définitions.
L’œuvre de Lucie Duval est multiforme et plurivoque. Depuis plus d’une vingtaine d’années, elle manie mots, images et objets dans des dispositifs à la fois ludiques, ironiques et critiques où le visible et le lisible se confrontent, simulent et dénoncent, séduisent et bernent. Ces caractéristiques ravivent les contradictions de ce monde et les rapports troubles que nous entretenons avec ses multiples manifestations, qu’elles soient d’ordre culturel, social ou économique. Logos, figures de pub, icônes de l’art, poésies, mots codés, objets fabriqués ou ready-made sont devenus chez elle la cible de manipulations esthétiques et sémantiques déjouant les perceptions convenues.
Pour Tailleur de fortune/Fortune Teller, le gant de travailleur «made in China» doit être appréhendé sous l’angle du savoir-faire ou du «fait main», de même que du point de vue de la productivité et du marketing. En revêtant des mannequins de gants de travailleur, Lucie Duval aborde la question de la main-d’œuvre bon marché faisant concurrence à l’industrie du vêtement et de la mode dans nos pays, dichotomie qu’entretient fructueusement la société de consommation.
Confectionnés de gants aux doigts amputés et rapiécés, ces gants cicatrisés, reconfigurés et multipliés renvoient aux conditions de travail des ouvriers. C’est dans le même esprit que l’on peut interpréter la profusion de lapins qui se déploient dans le vaste espace du musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul. Leur nombre presque vertigineux renvoie bien sûr à la nature prolifique de l’animal, mais insiste surtout sur le travail à la chaîne et le diktat productivité/reproductibilité. L’immense installation en forme de manège constituée de cinq carrousels où sont suspendus près de 150 lapins accentue ce phénomène. En mouvement, le mécanisme des carrousels peut donner le tournis ou, tel le travail à la chaîne, donner l’impression de tourner en rond.
Les Joutes oratoires poursuivent cet effet de ronde. En position circulaire, les groupes de lapins, pareils à des acteurs de pantomime, tirent les ficelles de messages que l’on trouve dans les biscuits chinois. En jouant ainsi avec les mots, ces chorégraphies de lapins aux slogans insolites et déstabilisants semblent vouloir déjouer les prédictions, histoire de défier les «bonnes fortunes» présumées individualisées. De manière plus ostentatoire, de longues bannières de mots suspendues dans l'espace du musée, tout comme celles brodées dans la série Bonne Fortune avec ses lapins géants, insistent sur la place centrale qu'occupent les messages codés dans l'exposition. Qui plus est, au cœur même de cette circulation d’informations, une notice manuscrite indique l’annonce officielle d’un site d’hébergement des lapins, un site Internet lié exclusivement à l’art et dédié à l’adoption internationale. Grâce à une formule d’échange, tout individu peut ainsi «adopter» une œuvre d’art moyennant certaines conditions.
Derrière les calembours, les traits d’humour et la bonne part de dérision auxquels elle nous a toujours habitués, Lucie Duval aborde ici des thèmes plus préoccupants liés à l’économie de marché, aux systèmes d’échange et aux rapports de pouvoir que la société de consommation, sous l’emprise de la mondialisation, s’applique à entretenir. La posture ludique qu’emprunte son œuvre lui permet d’infiltrer le réel, voire l’espace économique, selon une stratégie de détournement, lui préservant une position critique. Comme l’explique Marie Fraser, «envisagé dans sa relation avec la réalité, le jeu échappe aux utopies et aux idéologies spectaculaires véhiculées par les médias […] et constitue de ce fait une force critique de dérision et un pouvoir de retournement dont plusieurs artistes font usage et tirent profit 1.»
En s’investissant dans la fabrication, _ tous les vêtements et lapins sont faits main à travers un processus presque compulsif d’accumulation et de répétition (bien que chaque lapin soit distinct) _, Lucie Duval se prête au jeu du système de l’industrie et du labeur produit par la main-d’œuvre afin d’en interroger les mécanismes. Son corpus d’œuvres, incluant l’adoption en ligne de lapins, répondrait à certaines attitudes d’artistes que Bertrand Gauguet a déjà examinées à la lumière de la récente condition économique liée à la mondialisation et à la nouvelle économie libérale. Ces nouvelles attitudes (notamment sur le Web) «qui opèrent au cœur même du capitalisme, […] conduisent à formuler une critique fonctionnelle et symbolique du néolibéralisme, précise-t-il, et à le concurrencer aussi en soutenant et en consolidant un type particulier d’économie solidaire…plus propice à maintenir de réels espaces de liberté 2.»
En faisant habilement cohabiter travail de l’art et produits manufacturés, ou expressivité et productivité, Tailleur de fortunes/Fortune Teller déjoue habilement les paradoxes et interroge au même moment la valeur véritable des objets et les liens sociaux que nous entretenons avec eux. À cet effet, l’exposition laisse sous-entendre de nouveaux modes d’échange, peut-être pas très loin d’une dimension sociale, voire humaine, de l’économie.

Mona Hakim
1.Marie Fraser, Le ludique, catalogue d’exposition, Québec, service de l’édition du Musée du Québec, 2001, p. 12
2.Bertrand Gauguet, «Mondialisation, nouvelles économies et art sur internet», dans Parachute, no 107, avril- mai- juin 2002, p.105